Étapes : Présentez-nous votre studio.
Pierre-Yann Lallaizon : Indépendant depuis un peu plus de dix ans, j’ai créé Recto Verso sous sa forme de studio actuelle en 2018. L’idée première a été de fédérer autour de mon travail graphique des créatifs de tous bords, de construire progressivement une équipe ayant en commun l’amour de l’objet imprimé. Nous sommes à présents quatre en interne dans nos locaux du Xe arrondissement de Paris, accompagnés par des graphistes, des motion designers, des chefs de projet ou des développeurs externes qui nous rejoignent au gré des projets.
É : Être un studio, pour vous, ça veut dire quoi ?
PYL : Être un studio, c’est porter une identité graphique – consciente ou non – autour de projets communs. Plus qu’un nom qui permet de signer des créations réalisées à quatre, six ou huit mains, un studio doit penser une vision graphique et culturelle homogène pour mettre en scène les besoins de ses clients. L’idée de collectif est bien sûr importante. Mais la forme d’un studio occupe en mon sens aujourd’hui une dimension si hétéroclite qu’elle échappe à une seule définition.

É : Comment travaillez-vous ensemble ?
PYL : La taille de notre équipe permet un fonctionnement fluide où tout le monde a son rôle à jouer. Ayant fondé le studio seul, j’ai toujours en charge la direction artistique afin de conserver une cohérence au fil des créations, mais je suis accompagné du reste de l’équipe pour développer les concepts, les parfaire et trouver de nouvelles solutions visuelles. À mes côtés, j’ai la chance d’être accompagné de créatifs confirmés, comme Thibaud Sicard, qui a rejoint le studio depuis 2020. Ensemble, avec les assistants qui forment le reste du noyau dur, nous avons mis en place un mode de collaboration itératif où chacun, à chaque étape du processus de création, peut mettre sa pierre à l’édifice. Ce système d’organisation permet à tous de travailler selon les champs de compétence où il est le plus à l’aise, tout en se plaçant sous l’égide d’une hiérarchie de décision claire et intuitive.

É : Travaillez-vous toujours à plusieurs ?
PYL : Si nous essayons de réaliser au maximum en interne les projets, il arrive que certaines missions dépassent les champs de nos compétences, notamment en motion design ou en développement web. Dans ces cas-là, nous montons des équipes de toute pièce, réunissant des talents pour leurs compétences autour d’une mission commune. C’était notamment le cas pour la création du livre Huawei, A Design Story, pour lequel nous avions monté une équipe éditoriale notamment composée d’une éditrice, d’un auteur, d’une traductrice et d’un photographe, en plus de nos créatifs au sein de Recto Verso.
É : Comment abordez-vous la commande aujourd’hui ?
PYL : La commande est inhérente au travail du designer ; elle est nécessaire, même. Elle arrive avec ses contraintes, ses enjeux et parfois ses limites, mais elle ouvre aussi un champ d’exploration. C’est dans cette dialectique que nous travaillons : répondre à une attente tout en apportant une valeur graphique et conceptuelle qui dépasse le simple cahier des charges. Certaines commandes sont riches en enseignement parce qu’elles laissent de l’espace, d’autres nous poussent à être plus inventifs pour dépasser une contrainte trop serrée. Dans tous les cas, c’est un moteur : elle nous oblige à nous confronter au réel, et à trouver des solutions justes, utiles et singulières. La commande est un moteur libérateur qui permet de transcender le travail du designer.

É : Comment abordez-vous la commande aujourd’hui ?
PYL : La commande est inhérente au travail du designer ; elle est nécessaire, même. Elle arrive avec ses contraintes, ses enjeux et parfois ses limites, mais elle ouvre aussi un champ d’exploration. C’est dans cette dialectique que nous travaillons : répondre à une attente tout en apportant une valeur graphique et conceptuelle qui dépasse le simple cahier des charges. Certaines commandes sont riches en enseignement parce qu’elles laissent de l’espace, d’autres nous poussent à être plus inventifs pour dépasser une contrainte trop serrée. Dans tous les cas, c’est un moteur : elle nous oblige à nous confronter au réel, et à trouver des solutions justes, utiles et singulières. La commande est un moteur libérateur qui permet de transcender le travail du designer.
É : Menez-vous des projets auto-initiés ?
PYL : Oui, et nous tenons à leur place dans notre pratique. Ils permettent d’ouvrir des respirations dans le flux des commandes, d’expérimenter des formes, des procédés ou des supports qui ne trouvent pas toujours leur place dans le cadre commercial. Ces projets sont une manière de rester curieux, de questionner nos habitudes et de développer un langage visuel qui nous appartient. Ils permettent aussi promouvoir notre savoir-faire, de montrer aux commanditaires ce que nous sommes capables de proposer hors cadre, et parfois d’influencer directement de futures collaborations.

C’est aussi une façon de reprendre une autonomie totale sur les projets et de travailler avec des créatifs que l’on n’aurait pas nécessairement côtoyés autrement. C’est dans cette optique que j’ai créé la collection de nuanciers typographiques Typologie. Avant tout pour créer un objet graphique et éditorial à partir de zéro, mais aussi pour avoir la main sur toutes les étapes de conception, avec la possibilité de mettre en avant le travail de type designers et de fonderies que j’affectionne particulièrement.
É : Quelle est votre relation actuelle à la typographie ?
PYL : La typographie reste la matière première de notre travail, c’est avec elle que tout commence. Nous ne dessinons pas de caractères complets, mais il nous arrive de modifier ou de créer des lettrages spécifiques à un projet, comme ce fut le cas pour la librairie Les Merveilles, à Paris. Nous collaborons régulièrement avec des fonderies indépendantes, françaises comme internationales, car chaque caractère porte une voix et une intention qui changent la perception d’un objet graphique. Pour nous, la lettre n’est jamais neutre : c’est une architecture visuelle qui conditionne le rythme, l’atmosphère, jusqu’au discours d’un projet.

É : Comment les outils numériques transforment-ils vos gestes, vos réflexes, vos manières de faire ?
PYL : Nous avons intégré progressivement des outils collaboratifs comme Monday et Slack qui fluidifient le travail d’équipe et l’organisation en interne. Ils apportent une transparence et une réactivité précieuses. Quant à l’intelligence artificielle, nous la considérons pour l’instant comme un outil de recherche ou de customisation d’image avancé – notamment pour des livrables de présentation comme les mockup – plutôt qu’un outil de production réel. Elle peut ouvrir des pistes, mais ne remplace pas la réflexion conceptuelle et la culture graphique qui vient en amont de tout projet. Au studio, l’IA est plus un outil qu’une fin en soi.
É : Quelles sont vos stratégies (ou non-stratégies) de visibilité ?
PYL : Nous essayons de garder une communication maîtrisée et cohérente avec notre identité. Nous avons un site régulièrement actualisé, qui reste notre vitrine principale, et nous utilisons Instagram comme un prolongement, plus spontané, qui nous permet d’être près de nos lecteurs et de la communauté qui a grandi au fil des années autour de Typologie. La visibilité est évidemment un enjeu, mais nous veillons à ne pas nous laisser happer par la logique de production constante de contenu. Nous préférons en montrer peu, quitte à montrer mieux.
É : Vous sentez-vous appartenir à un réseau ou une scène ?
PYL : Étant autodidacte et de facto non issu d’un parcours académique en école de design, je ne me sens pas forcément du sérail. Mon entrée dans le graphisme s’est faite par le livre et l’édition, et c’est par ce biais que j’ai découvert la typographie. Si je me rattache à un milieu, ce serait donc davantage celui du design éditorial et de la typographie, où je me considère davantage comme un passeur que comme un créateur de caractères. Bien sûr, je fais partie de la grande famille du graphisme français, mais comme dans toutes les familles, il existe des proximités variables : certains liens sont forts, d’autres plus distants.
É : Comment affrontez-vous la réalité économique du métier ?
PYL : Nous avons la chance d’avoir construit au fil des années un réseau solide de clients fidèles, ce qui nous a permis de rarement recourir au démarchage. L’enjeu n’est pas tant de multiplier les collaborations que de nourrir celles déjà établies, en les inscrivant dans la durée. Bien sûr, il faut rester vigilant sur l’équilibre économique de chaque projet, mais nous abordons cette réalité avec pragmatisme et confiance. La diversité de nos clients et de nos formats contribue à maintenir une stabilité, tout en laissant de la place à des projets qui nous tiennent à cœur.

É : Avez-vous déjà traversé une crise au sein du studio ?
PYL : Pas encore ! Je touche du bois pour que cela reste ainsi.
É : Quelle place occupe la pédagogie, la transmission ou la recherche dans votre pratique ?
PYL : La transmission fait partie intégrante de notre fonctionnement. Je suis intervenu pendant quatre ans au CELSA – La Sorbonne pour parler de design graphique, ce qui m’a permis de confronter ma pratique à un cadre académique et de partager un regard critique avec les étudiants. J’ai également créé un cycle de talks sur la typographie, appelé Type Talk, ouvert à tous, pour inviter des designers à venir parler de leur pratique. Ces expériences prolongent le travail du studio : elles offrent un espace d’échange, de curiosité et de questionnement. Plus largement, accueillir des stagiaires et intervenir en école ou en conférence nous oblige à expliciter nos choix, à interroger nos habitudes. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas de transmettre une méthode figée, mais un état d’esprit.
É : Quels sont les designers, artistes, pratiques, scènes qui vous inspirent ou vous questionnent aujourd’hui ?
PYL : Mes références sont multiples et s’inscrivent à la fois dans le champ du graphisme contemporain et dans une histoire plus large du design. Je suis attentif au travail de Philippe Apeloig, avec qui j’ai la chance de collaborer régulièrement, mais également Fanette Mellier ou Pierre Jeanneau, dont j’admire la précision et la singularité. Je me nourris également d’héritages plus anciens, comme ceux d’Otl Aicher, Wim Crouwel ou Jean Widmer, qui ont posé des jalons essentiels dans la manière de penser la mise en forme. En architecture, le travail de Tadao Ando m’inspire particulièrement par son rapport à l’espace, à la lumière, et au vide. L’art moderne, avec des artistes Ivan Picelj ou Lee Ufan, crée en mon sens un lien direct avec le graphisme, par leur façon de condenser un geste, une pensée, au-delà du médium imprimé.
Au-delà de ces noms, je crois que l’essentiel est de rester ouvert à tous les champs de l’art et du design. Le graphisme ne peut pas se nourrir uniquement de lui-même : chaque discipline apporte une autre manière de voir, de sentir, de construire. C’est dans ces circulations que je trouve l’énergie pour continuer à inventer des formes justes et vivantes.

É : Où voyez-vous votre studio dans cinq ans ?
PYL : Nous souhaitons continuer à développer Recto Verso comme une structure stable, mais suffisamment souple pour évoluer. L’idée n’est pas de grandir pour grandir, mais de garder une taille humaine qui permette de conserver une proximité dans le travail d’équipe. Dans cinq ans, nous espérons avoir consolidé notre place auprès d’institutions et d’acteurs culturels, tout en poursuivant nos explorations éditoriales. Le modèle du studio reste pour nous une base solide, mais qui doit s’adapter, se transformer, pour rester cohérente avec ses valeurs, son éthique et son ambition graphique.